Interview
réalisée à Los Angeles pendant les
réptitions du
Tour 1996.
Paris
Match : Vous remontez sur
scène pour la première fois depuis sept ans.
Pourquoi une si longue absence ?
Mylène Farmer : Je suis toujours très longue
à me
décider ! D'abord, il y a eu
Giorgino : entre
l'écriture, le tournage, le montage...
Et le
naufrage...
... Il s'est passé beaucoup de temps. Je
suis allée me "ressourcer" en Amérique. A Paris,
je tournais en rond. A force de vivre dans
l'éternel même cercle, on ne voit plus
que son nombril. Disons que j'avais besoin de
m'oublier. Ça prend du temps. Le ciel
plombé, tous les jours, au sens propre comme au
figuré, à la longue, ça joue sur le
moral. J'ai toujours en moi l'idée du
voyage. De nouvelles rencontres. Je ne peux trouver mon inspiration que
dans une idée de liberté.
Vous passez votre
vie à essayer de vous cacher. A fuir. Comment peut-on
à la fois rechercher l'ombre et aimer les
projecteurs ?
J'ai viscéralement besoin de cette
lumière. Mais est-ce que je ne vis que pour ça ?
Je ne sais pas. Sur scène, je ne connais pas que des moments
d'extase. Pourtant... c'est magique. La
scène est un vertige qui vous porte vers le haut.
J'aime son côté sensuel, foudroyant.
C'est comme un orgasme.
Quel regard vous
portez-vous ?
Avec le temps, un regard plus tolérant. Mais pas amical.
J'ai toujours été mon pire ennemi.
Vous arrive-t-il de
douter de votre talent ?
Bien sûr. J'ai toujours été
rongée par le doute et par mes névroses.
Longtemps, ça m'a empêchée
d'affronter la vie. Le doute est toujours là,
mais, depuis que j'ai appris à admettre mes
défauts, ils ne m'empêchent plus de
créer. J'accepte enfin l'idée
du temps qu'on ne peut pas retenir. Je vis l'instant
présent. On nous a
élevés en nous disant que notre passé
faisait partie de nous. Qu'il fallait vivre avec. Qu'on n'avait pas le
choix. On nous
plante des fourchettes dans le dos en nous disant : attention
à votre futur. Que faire? J'ai toujours
l'impression d'être sur le fil du rasoir.
Vous cultivez avec
délice l'ambiguïté. Toujours
moitié victime, moitié bourreau.
Pourquoi me faire sans arrêt des procès
d'intention ? Si je ne veux pas donner la clé des
choses, c'est mon choix. Je préfère me
montrer insensible qu'"abîmée". Je
n'ai pas à me justifier. Ou alors, c'est
moi qui le décide. Je me laisse porter.
Vous entretenez un
côté "Garbo". On a parfois l'impression
que vous exploitez votre mal de vivre à des fins
commerciales.
Par nature, j'aime la discrétion. Si je donne peu
d'interviews, ce n'est pas par calcul mais
simplement parce que je ne sais pas bien parler de moi. Quand on fait
ce métier, il faut savoir donner au public. Ce qui ne veut
pas dire se jeter en pâture. Je me fiche du
qu'en-dira-t-on ; pourtant, j'ai tendance
à vouloir tout contrôler. J'accepte
cette contradiction. S'il y a un procès
à faire, je préfère le faire
à mon encontre que de me dire après : si
j'avais su.
Dans votre dernier
clip, mis en scène par Abel Ferrara, vous jouez une
prostituée. Le sexe, la violence, tout ça sur
fond d'Amérique. C'est quand
même très racoleur.
C'est mon idée. Elle me trottait dans la
tête depuis longtemps. La liberté, pour moi,
ça peut être une pute qui fait le trottoir sur
Hollywood Boulevard. Je voulais en savoir plus avant de tourner. Je les
ai rencontrées. Certaines m'ont dit
qu'elles prenaient un vrai plaisir à faire ce
métier.
Vous aimez cette
indécence ?
Oui. J'avoue moi aussi que j'y ai pris du plaisir.
On a tous en nous un côté vulgaire qu'on
refoule. Le sexe fait partie intégrante de notre vie. Moi,
j'accepte sa violence.
Histoire
de
l'œil de Georges Bataille, est un de mes
livres préférés. Ça ne veut
rien dire. J'adore aussi lire Sade. Pourtant, je hais la
torture. Simplement, je refuse de me censurer.
Ce thème
de la prostitution, c'est un peu une métaphore de
votre carrière. Vous vous exposez. Vous vous vendez. Mais au
fond, vous ne révélez rien de vous.
Quand j'écris mes textes, je livre beaucoup plus
de moi que vous ne croyez. Il suffit de savoir
écouter.
La chanson
française pas plus que le cinéma
français ne s'exportent aux Etats-Unis. Pourquoi ?
D'entrée, on vous dit que c'est "mission
impossible". Personnellement, je n'ai pas à me
plaindre. On m'a proposé de faire un album en
anglais. J'ai refusé. Ce n'est pas
l'envie qui me manquait, mais je ne peux pas
écrire en anglais comme en français. Je
n'arrive pas à jouer avec les mots, à
aller au-delà d'eux. Je dirais que la chanson
française manque d'énergie. Les
Américains ont une capacité de travail hors du
commun. On leur apprend dès l'enfance
qu'il faut être numéro un.
Qu'il faut sortir de la masse. Nous, on nous enseigne
exactement le contraire. Comment lutter ?
C'est
pour ça que vous allez chercher tous vos danseurs en
Amérique ?
Mon spectacle est dans la tradition américaine.
J'avais besoin de leur stature, de leur métissage.
Mais c'est tout. Car ce que les Américains gagnent
en professionnalisme, ils le perdent en émotion. On ne peut
pas tout avoir.
On parle souvent
plus de vos clips que de vos chansons. Auriez-vous
été Mylène Farmer sans la
vidéo ?
C'est un concept génial. J'ai la chance
d'être née avec. Pour moi,
l'œil est aussi important que l'oreille.
Comment dissocier l'un de l'autre ?
Gainsbourg disait
que la chanson est un art mineur. Ne trouvez-vous pas que chanter est
un métier superficiel ?
Je ne peux répondre que pour moi. Je ne me prends pas au
sérieux, mais je mets beaucoup de sérieux dans ce
que je fais. Je regrette qu'aujourd'hui il y ait un
aspect mouchoir jetable dans ce métier. La
quantité prime sur la qualité. Au nom de la
rentabilité, on est en train de tuer la création.
Pourriez-vous vous
passer des applaudissements ?
Il ne faut pas être hypocrite. Si on fait ce
métier, c'est pour être aimé.
Non, je ne pourrais pas m'en passer. Mais il y a mille formes
d'applaudissements. Dans la Bible, il y a un passage : "Dieu
vomit les tièdes." J'ai passé ma vie
à rechercher l'extra-ordinaire. Je n'ai
pas l'intention de m'arrêter. La
tiédeur me tue.