Analyse des concerts Timeless 2013 par CyrilH
Aanalyse des concerts Timeless
2013 par CyrilH (novembre 2013) |
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Timeless
une dystopie ? Est-ce perdre son temps que de le croire et de
le
dire ? Et pourtant…
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Les premières paroles chantées par
Mylène Farmer lors de son dernier spectacle Timeless 2013 ne
sont-elles pas « à l'envers cette
terre », comme la dystopie est une utopie
inversée, c'est à dire une
représentation du monde souvent futuriste, toujours
infernale, cauchemardesque ? Le choix de la chanson
« Mad world », totalement
étrangère au répertoire
farmérien, pour ouvrir la partie
« piano/voix » du concert renvoie
à ce même thème :
« it's a mad world »
peuplé de « worn
out faces », « with no
expression », « going
nowhere », dans lequel « the
dreams in which I'm dying are the best I've ever
had ». Cette chanson permet aussi de tisser un lien
entre la dystopie futuriste et l’état
présent du monde, auquel fait
référence à l’origine la
chanson. Mais chut… tu ne le dis pas…
Comment installer cette dystopie ? D’abord par le
lieu de ce voyage à travers les étoiles, vers un
univers loin, très loin de notre monde, à des
années-lumière, du moins en apparence, et
l’arrivée d’un personnage
énigmatique qui va changer cet univers. Après le
noir, au bout de la nuit, les étoiles au début du
spectacle qui finissent par former le visage de Mylène tel
qu’il apparaît sur l’affiche de la
tournée constitue peut-être un effet
d’annonce. Une entrée stellaire, un
bouillonnement d'étoiles fixes et filantes qui se rejoignent
pour former peu à peu un tunnel rectiligne, puis en
spirales, un tourbillon évoquant le Tartare grec. Les
étoiles semblent elles-mêmes voyager dans le temps
et l’espace, ce dont d'ailleurs les paroles de
« Comme j'ai mal » se feront
l'écho : le temps (« à mille
saisons ») et l'espace (« mille
étoiles »). Le tunnel se
métamorphose ainsi en ce qui pourrait être une
vision du voyage inter-dimensionnel, où les
réalités alternatives multiples qui
coexistent sont symbolisées par des
sphères qui se rejoignent et se disjoignent sans cesse,
comme une vision de la théorie du chaos
peut-être. Ce passage entre les dimensions
débouche sur un vaisseau qui évoque un
cratère dans lequel on s’engouffre pour
accéder à l’un de ses couloirs qui
semble infini, labyrinthique, un dédale spatial, avec
déjà le mélange des imaginaires
mythologiques et futuristes : au tunnel stellaire succède un
tunnel métallique mais toujours virtuel car ces plans sont
des images de scène présentées sur un
écran gigagéant, qui occupe tout le
« mur » du fond de
scène. Le tout sur la musique inquiétante du film
Inception de C. Nolan qui soudain devient celle de la chanson
« A force de ». A-t-on jamais les
mots… pour décrire cette genesis…
Sur cette même chanson, les images de scène (ou
backdrops) semblent évoquer le processus de constitution de
l’univers depuis le big bang : naissance et mort
d’étoiles, explosions et reconstruction de
matières nouvelles à partir
d’éléments épars. Et
là… apparaît un
élément essentiel du spectacle, l'alchimie entre
3 éléments de décor. Des
éléments de décors fixes que sont la
porte des étoiles qui apparaît comme un immense
soleil bleu accompagné de chants célestes,
d’un autre monde, des décors latéraux
évoquant en creux ou en relief des colonnes et un
escalier. Ils sont accompagnés de pièces de
décor mouvantes (plate-formes) étonnamment
fluides compte tenu de leur masse, qui s'assemblent et se
défont pour transformer le décor au fil des
tableaux, et donc d’un écran au
fond. L'alliance entre ces trois
éléments est particulièrement
réussie lors du 2ème couplet
d' « A force de »
lorsque l'écran simule, en référence
à 2001, odyssée de l’espace de S.
Kubrick, l'intérieur d'un vaisseau - peut-être
d'une salle des machines - tournant sur lui-même.
Est-ce une façon d’annoncer
l’absurdité du monde dystopique, sur lequel
l’héroïne vient d’atterrir, qui
tourne à vide sur lui-même ou simplement
d’évoquer le cœur,
l’âme du vaisseau sans lequel il ne pourrait
fonctionner ? Les flashes lumineux qui apparaissent et
disparaissent sur les parois de cette salle des machines
évoquent en effet plutôt la vie – comme
des pulsations… Les plateformes simulent l'entrée
du vaisseau tout en rappelant les branches d'une étoile,
l’énergie solaire, en écho à
la puissance régénératrice de la
nature dans les paroles de la chanson. Grâce
à la centaine de projecteurs présents
sur la porte des étoiles, à travers laquelle
apparaît MF, l’astre bleu que forme
l’entrée du vaisseau paraît
déployer ses branches lumineuses ; lors du pont
musical, il semble renaître de flammes qui renvoient
peut-être aux restes d'une étoile qui vient
d'exploser. Ici donc, la machine semble en parfaite communion avec le
cosmos et la nature. A l’inverse, les
éléments de décor sans cesse
mouvants semblent signifier l'instabilité physique
du monde où le vaisseau s’est
posé : « à
l’envers cette terre », constate-t-elle
dès les premières paroles chantées. Ce
monde lui, on le verra, a trahi son pacte avec la nature à
l’image des représentations habituelles de
planètes lointaines sur le déclin qui se meurent
de la surexploitation de leurs ressources : Total Recall, le
dernier Superman... A ce titre, le crâne nu de Moby,
filmé de derrière au début du tableau
« Slipping away » et
bleuté, ressemble étrangement à la
surface d'une planète. La voix stellaire de
Mylène sur « A force
de » vient donner un nouvel éclairage au
thème de la chanson : savoir et vouloir
espérer et donner l’espoir à
l’autre quelque soit le situation, et ce en contemplant la
beauté et la force de la nature :
« La force des rapides, des vents qui se
déchirent, me donnent l’envie de vivre, donner
l’envie de vivre ; à force
d’étincelles, que la nature est
belle ». MF semble ici apporter au sein de la
dystopie la voix salutaire d’un ailleurs, d’une
nature qui existe encore bien qu’elle soit perdue ici, et qui
va renaître au contact de ce personnage féminin,
en tenue de voyage, encapée, entourée
d’éclairs bleux à son
arrivée sur scène comme
l’écran derrière elle. La suppression
sur la version live du vers « il pleut sur
Vienne » pourtant présent dans la version
album du titre, trop géographiquement situé, va
dans ce sens. La voilà prête
à réveiller le monde…
Cependant sur le titre suivant, « Comme
j’ai mal », le soleil naissant
d’ « A force
de » semble décliner. Ici-bas, la vie se
fragilise. La reconcentration, et non plus le déploiement,
de ces lignes lumineuses, voire leur repli, qui plus est sur
une musique inquiétante, s’opère autour
d'une porte des étoiles mauve sombre qui rappelle un soleil
noir ou un trou noir - avec le jeu de mots sur le trou noir
psychique puisqu'elle chante « ma mémoire
se fond dans l'espace ». Ici, la voix stellaire de
Mylène devient gutturale, étrange, comme malade,
à l’image de l’étoile
déclinante dont les rayons, instables, se formant et se
déformant, paraissent chavirer, tanguer dans un sens puis
dans l’autre : « ma
pensée se fige, animale ». Elle qui vient
d’un ciel bleu pur, est comme étouffée
par ce lieu étrange, dystopique, où elle vient
d’atterrir : « je ressens ce qui
nous sépare », ici il s’agit
sans doute d’elle et du monde où elle
pénètre. Elle est animalisée. Sa
faculté à ressentir des
émotions ou à penser rationnellement
est comme absorbée : « abandon
du moi, plus d’émoi »,
« ode à la raison qui
s’efface ». Elle décide
pourtant de continuer son chemin : « me
conduit (ou confie -selon les dates-) au gré du
hasard ». Et c’est là
qu’elle va rencontrer les robots du tableau de
« C’est une belle
journée ».
A noter que l’on retrouve ces mêmes
étoiles, fixes ou filantes, dispersées
dans la salle au moment du
« noir » juste avant le
début du show, puis en fond d'écran de
scène sur « C'est belle
journée », enfin sur la partie
supérieure de la scène au moyen de faisceaux de
lumières blanches croisés pour cette
même chanson, « Slipping
away »,
« Désenchantée »,
« Bleu noir »… Sur
« Bleu noir », la
scène est illuminée par des cinq
étoiles qui ressemblent à des soleils - sur
« C’est une belle
journée », ils sont trois - comme dans
ces mondes de science fiction où plusieurs soleils
éclairent simultanément leur planète,
soleils non pas jaunes mais blancs, cendres de lune : soleils
malades (« je tombe en
défaillance ») ou en train au
contraire de se régénérer comme
tendent à le prouver les fluides lumineux sur
l’écran du tableau « Bleu
noir » (« survit un
cœur couleur vermeille ») ?
Soleils salvateurs surtout : l’amour sauve
toujours ! On peut remarquer aussi que, sur
« XXL », la porte des
étoiles qui s'éveille au son de la musique rock
évoque également la forme d'un soleil cette fois
unique : après la réunification des
autres soleils en un seul ? Les étoiles rouges mouvantes sur
l'interlude où les robots se meuvent sur du Schubert puis du
dubstep postulent une modification de la couleur de l’univers
au gré des sentiments éprouvés par ses
habitants (voir infra).
Nous voilà entrés au sein du monde dystopique. Et
qui croisons-nous en premier ? De bien étranges
robots, dès l'introduction du 3ème titre du
spectacle « C'est une belle
journée ». Tels des
têtes chercheuses effrayantes, leurs yeux et à
leurs bouches mués en lampes torches semblent traquer tout
ce qui sortirait d'une
« normalité »
érigée en dogme non transgressible et en dehors
de laquelle il est impossible de vivre dans une anti-utopie.
Derrière eux, des projecteurs diffusant une
lumière bleue miment également des
lampes torches, ce qui renforce ce sentiment de traque. De
même, la musique plus délicieusement
étrange encore que sur « Comme j'ai
mal » et plus
« robotique » avec ses bruits de
ferraille et ses semblants de gouttes d'eau qui
rappellent ces images mille fois vues au cinéma
d'eau qui coule dans une usine vide la nuit après un orage.
On se souvient du même type d'arrangement dans la version
studio de « Mylène is
calling ». Or, ces robots soudain s'humanisent,
joyeux, dansants, au contact de la seule femme
« souveraine »
(Mylène) qui subsisterait dans ce monde ou qui
venue d'ailleurs sur son vaisseau spatial découvre un monde
où
les « filles »,
à l’image de l’androïde
féminin de Fritz Lang dans Métropolis, sont des
robots : « voir des anges à mes
pieds ». La simple présence de cette
voyageuse semble leur « donne[r] l’envie
d’aimer », « de
paix », puis de s’aimer mutuellement,
comme le montrera l’interlude centré sur eux. On
peut y voir une explication de la présence dans ce spectacle
de danseurs hommes uniquement autour de Mylène,
d’où également l'attitude protectrice
des mêmes danseurs très proches autour
d'elle pendant le pont de « C'est une belle
journée », en particulier des deux
danseurs de devant (Raphaël Sergio Baptista, Aziz Baki) qui
l'entourent de leurs bras : la rareté se
doit d'être protégée. Elle
dit d’ailleurs à ce
moment-là : « comme un aile
qu'on ne doit froisser ».
Ces robots sont l’un des épicentres du spectacle
si bien qu’un interlude très original leur est
consacré. Ils semblent se toiser du regard, se
méfier les uns des autres, peut-être se
découvrir comme « êtres
vivants ». En tous les cas, ces robots irradient,
dans un univers bleu froid, une lumière rouge. Celle-ci
rappelle les opérations de détection de
la chaleur corporelle qui apparaît souvent
« rouge » pour ceux qui la
traquent, dans certains univers de science-fiction. Les robots sont
alors les seuls signes de vie. Sur la musique du Trio pour violon,
piano et violoncelle de F. Schubert déjà reprise
dans Barry Lyndon de S. Kubrick, ils tentent un élan vers
l'autre, mais semblent eux aussi surveillés de toutes parts
par plusieurs paires d'yeux de lumière bleu sombre suspendus
au ciel qui évoquent le panoptique de J. Bentham :
les projecteurs sont situés sur la partie
inférieure des plate-formes mouvantes. Pourtant,
effets secondaires de leur rencontre avec Mylène, ils
continuent d’irradier cette lumière rouge, symbole
du sentiment, du désir naissant : il pourrait bien
s’agir d’une scène de rencontre
amoureuse (entre robots !), dans la mesure aussi où
le même morceau de Schubert est utilisé par
Kubrick pour magnifier la scène de rencontre entre Barry
Lyndon et sa future épouse. On pourrait dès lors
y voir l’interlude d’une autre rencontre amoureuse
qui a lieu cette fois entre deux être humains :
Mylène F. et Gary Jules sur la chanson suivante :
« Mad world ». Pour en
revenir aux robots, certes ils semblent méfiants mais ils
sont surtout curieux, ils s'apprivoisent et quand l'amour est
là, conscient et mutuellement
ressenti, ils dansent soudainement la joie d'être
aimé, malgré cette surveillance, sur une musique
dubstep dont les arrangements évoquent des bruits
« robotiques ».
Ils changent de couleur au gré de leurs
émotions : heureux de cet innamoramento, ils sont
multicolores de même que les faisceaux de lumière
les entourant, de plus en plus nombreux qui jaillisent de toutes parts.
A cet instant, même les yeux de surveillance semblent entrer
dans la danse et oublier leur mission orginelle pour partager
un moment de joie.
?
L’animal est-il là au sein de la
dystopie ? Oui, mais il est une sorte d'hologramme
recréé par des faisceaux
de lumière jaune croisés pour marquer un
moment d’amusement ; il n'a plus d'existence
réelle. Sur le tableau « Monkey
me », il génère
cependant un moment de joie, en liaison avec thème de la
chanson qui évoque une rencontre entre un animal prisonnier
(en attente d’être adopté dans une
animalerie) et une femme, et le sentiment quand leurs regards se
croisent. Elle semble se reconnaître en lui,
éprouver de l’empathie pour sa
souffrance, se sentir elle-même
prisonnière, d’où la
nécessité d’adopter l’animal
pour le libérer. Sur le tableau « Monkey
me » du concert, on peut observer sur
l’écran des pointillés
disposés en cercles concentriques qui rappellent une
cible : moment de jeu ou représentation du
système solaire ? Les guitares couvertes de leds
sur ce titre, donc lumineuses, symbolisent la joie associée
au singe dans la mythologie japonaise, la chaleur, la vie au sein de la
dystopie comme le marquent les couleurs chatoyantes, solaires (rouge,
jaune or) du tableau. Sur certaines dates, 3 guitares sont
équipées de leds lumineux : pour symboliser
chacune un des trois singes de la sagesse ?
Mais qui est l’Autre ? L’homme
lui… Où se cache-t-il ? Dans cet
univers, il peut n'être qu'une image que
l'on décompose, que l'on diffracte à
l’instar de Moby sur le tableau « Slipping
away ». Sa voix semble enregistrée - en
particulier au début sur « all that we
needed was right » - sur une vieille bande
retrouvée, seul vestige d'un passé disparu,
thématique récurente dans les films et
séries de science fiction. Et de fait, Moby n'est
présent sur scène que par la voie (et la voix)
d'un enregistrement ; il est habillé comme
nous le sommes aujourd'hui au 21ème siècle,
passé révolu dans cet univers du futur. On peut
rappeler à cet égard que le clip originel de la
chanson constitue également un voyage dans le
temps : on y retrouve des photos des années 70, des
photos de Moby et Mylène
bébés. De la même
façon, la coiffure très XVIIIème
siècle de Mylène sur des costumes futuristes
signifie la fusion des époques passées et futures
pour saisir l’éternité (Timeless). A ce
titre, elle est à la fois présente sur
l'écran de Moby, renvoyant au passé, et sur
scène (monde futuriste), images du passé qui sont
en danger dans l’univers dystopique :
« les ombres ce soir nous
menacent ». Mais celles-ci maintiennent leur
lumière et leur joie : le sous-titre de la chanson
n’est-il pas « Crier la
vie » ? De même, les colonnes
antiques des décors latéraux et la porte des
étoiles futuriste, la musique de Schubert qui
devient du dubstep, les danseurs portant un sweet shirt
très moderne et un bas blanc à la mode
« antique » sur
« C'est une belle
journée » (« mordre
l’éternité à dents pleines
») ; images d'ampoules (inventée au
XIXème siécle) et de roues (inventées
au IVème siècle avant notre ère) sur
« Je taime
mélancolie » : tout
ceci sonne comme un mélange des époques
passées et présentes, ou d'époques
passées. Passé…
Lorsqu’il est fait de chair et de sang, l’homme est
l’objet d’un spectacle-défouloir, objet
de désir, sur « Oui mais
non », où la chorégraphie
virile et les costumes des danseurs semblent évoquer
l’esclave ou le gladiateur désarmé ou
le lutteur, jeté dans l’arène
d’un jeu du cirque équivalent
à celui de l'Antiquité romaine. On y
développe la même martialité quitte ou
double : comme on levait la main pour décider de la mort de
quelqu'un, MF sur son fauteuil décide qui elle garde et qui
elle rejette parmi ces hommes qui paraissent se lover autour d'elle.
Est-ce une référence à
l’œuvre dystopique rattachée
à la littérature de jeunesse Hunger
Games ? Cette situation, rapportée au
thème « ère du
toc », société du
spectacle, de la superficialité et de
l’anti-nature de la chanson (« la nuit se
couche les yeux rougis, l’aube est
morose ») rappelle l'assimilation courante
réalisée entre les anciens jeux du
cirque et la télé-réalité
actuelle qui choisit de se débarrasser des participants en
déficit de popularité. On peut aussi en
rapprocher le thème de la surveillance permanente
très dystopique par exemple dans 1984 de G. Orwell. A ce
titre, les ombres chinoises, tour à tour noires ou
blanches (ou les deux) au détour des portes de
l’arène qui s’ouvrent et se ferment,
sans cesse renaissantes, semblent signifier la multiplicité
des peuples (conquis) réunis comme objet de spectacle au
sein des Ludi. Leur forme et leurs mouvements rappellent dans leur
agencement les amphores grecques ou les frises de l'Egypte antique.
D’ailleurs, les doubles blancs des personnages,
évanescents, qui volent, en arrière plan,
d’une frise à l’autre, de corps en
corps, de réincarnation en réincarnation,
rappellent les « kâ »,
doubles spirituels de chacun être humain, naissant
en même temps que lui, dans la mythologie
égyptienne. On se souviendra que MF avait
déjà utilisé une statue
représentant le visage et les mains de la déesse
Isis pour son spectacle Mylenium Tour. Ces personnages miment, parfois
en décalé, les mouvements des danseurs. Sur
certains de ces mouvements, on croit voir se démultiplier un
instant leurs bras, comme de nombreuses figures mythiques grecques,
dont les Hécatonchires. D’ailleurs la
même impression d’observer une créature
chimérique se retrouve, quand, à
l’image de certains danseurs, un personnage se renverse en
montant sur le dos d’un autre. Surtout, ils semblent
reproductibles à l'infini et presque sans
identité, looking for their names (« mon
cœur/mon corps sous X »), ce qui pour
Walter Benjamin est un signe d'une modernité ambiante
destructrice de la rareté d'une œuvre et de son
authenticité (les mouvements de MF eux ne sont pas
mimés) : « pour l’authentique,
on traque du stock ». Ainsi, émerge sur
la fin, lorsque disparaissent les ombres chinoises reproduites
à l’infini la tête en haut, une figure
seule, « rare », la
tête en bas elle : donc anormale, folle - donc voix
de la vérité, dervé
médiéval, bouffon shakespearien (in, par exemple,
Le Roi Lear) : « destins fragiles et monde
hostile, on devient fou ». Cette silhouette
« à
l’envers » marche vers le fond
avant de disparaître à son tour, comme un espoir
de sortir de l’uniformité par son
non-conformisme : « ode à la
vie ». Ici, le rapprochement entre passé,
présent et avenir au sein d'une même
réalité, LE thème
de la tournée Timeless, se dessine
encore : « du tac au tac, changeons
d’époque ».
En contraste, l’homme venu d’ailleurs est
l’objet de l’amour véritable dans
Timeless. Amour d’adultes en un premier temps sur la
partie « piano/voix » du
concert. La seule relation humaine pour Mylène est
passagère : Gary Jules apparaît sur
scène dans l'obscurité et surplombé de
faisceaux formant une colonne (un tunnel ?) de
lumière vertical et blanc qui le transforme
d'emblée en homme-ovni. Comme Mylène, il vient
d'ailleurs, il n'appartient pas à ce monde dystopique,
d’où le fait qu’il le qualifie de
« mad world » et qu’il
enjoigne ceux qui l’écoutent à
s’ouvrir l’esprit :
« enlarge your world ». Il
devient dès lors le seul amour possible pour celle qui elle
non plus « n’[est] pas de ce
monde ». Les faisceaux de lumière blanche
en biais qui se rejoignent entre eux deux au moment des duos marquent
peut-être la rencontre de deux itinéraires de vie
qui à ce moment se
croisent. « Mad world »,
duo totalement inattendu car hors répertoire de la
chanteuse, référence au film Donnie Darko de R.
Kelly, et à sa thématique si
mylénienne de l'ami imaginaire et du voyage à
travers le temps futur et passé et les dimensions (au centre
du spectacle Timeless) serait dès lors le moment de la
rencontre amoureuse. L’intimité à deux
est recréée par 12 lumières bleues
à l’avant-scène.
« Les mots », le titre suivant,
correspondrait au moment - magnifique - où l'on apprend
à se connaître par le partage des mots
(« I will tell you (…) how we could with
a word become one »), les voix qui se
mêlent, la main prise, la caresse sur
l’épaule voire le baiser sur certaines dates de la
tournée. L’intimité se fait plus
forte : les deux êtres sont au milieu d’un
cercle de carrés lumineux bleux et et de sphères
tout aussi lumineuses violettes. L’amour naissant…
On peut remarquer une inversion proprement dystopique sur les visages
filmés à l'écran : magnifique
sépia noir et blanc sur « Les
mots » pour symboliser l'amour à deux,
couleurs vives sur « Je te dis
tout », associées à l'amour
fini et à Mylène seule. En effet, en
commençant le refrain par « si d'aventure
je quittais terre », elle permet au doute de
s'installer. Elle projette de quitter cet univers (parce
qu’il la rend malade ?) comme elle le fera
à la fin du concert, en laissant Gary qui n'est
déjà plus présent : elle fait sa
déclaration d'amour à un absent. Belle
résonance avec le thème originel de la chanson,
interprétable comme l’aveu d’amour
à un enfant tant voulu mais qu’on a jamais eu,
peut-être parce qu’il est mort-né
(« héritière
passagère » ou « tu es
mon sang » - homophonie
« tué mon sang »),
peut-être parce que l’enfantement tel
qu’il se fait normalement est interdit dans certains univers
dystopiques, pour contrôler les naissances, éviter
la profusion des classes miséreuses, laborieuses,
dangereuses. Cet enfant perdu est-il la raison de
l’absence de Gary ? Le déploiement de
l’amour sur « Les
mots » occupait l’ensemble de la
scène ; ici, point de suture, noir sur la
scène (au début) pour accentuer
l’absence, traversé de sept rayons blancs
protecteurs, et repli de Mylène avec son pianiste sur la
partie droite de la scène, comme si la musique sauvait de
tout. « Et pourtant » signe la
rupture de la relation - à cause de cet enfant non
né ? : « mais tes
lèvres ont fait de moi un éclat de
toi », dit-elle à Gary, toujours absent -
et ce même si l'amour persiste, signant la
nécessité du départ. A ce moment,
l'outro de « Et pourtant »
confié à Yvan Cassar seul sur scène
semble signifier que si l'amour est terminé, la musique
survit et fait renaître. Alors que la musique gagne
progressivement en intensité et en beauté, la
scène sombre fait place à une lumière
de plus en plus intense, statique puis mobile, qui éclaire
la pianiste seul puis l'ensemble de la scène. La vie nous
est redonnée par la musique.
Si l’amour d’adultes n’a pu donner lieu
à la naissance d’un enfant, celui-ci
apparaît tout de même, venu du public, donc
d’en dehors de ce monde représenté sur
scène : sur « A
l’ombre » pour annoncer le renouveau
à venir ou « XXL »,
chanson centrée sur le besoin d’amour de la
femme, quelque soit le monde d’où elle
vient. Les vaisseaux projetant des rayons formant des X, des images de
MF et de ses guitaristes, de leur
complicité, marquent à nouveau les
moment de joie apportés par l'amour et la musique
là encore - comme sur « Et
pourtant », mais cette fois le musicien
n'est plus seul. Le moment est idéal pour faire entrer sur
scène, dans son univers, un enfant, par exemple celui,
très mignon, du 11 septembre 2013. Ce contact amoureux avec
le hors scène est élargi à
l’ensemble du public dans le tableau
« Bleu noir » où
Mylène chante sur une nacelle mobile qui traverse
l’ensemble de la fosse, et ce en liaison avec la
thématique de la chanson i.e la vie vaut la peine
d’être vécue pour les relations
profondes que l’on y noue :
« mais la vie qui m’entoure et me baigne
me dit quand même ça vaut la
peine » « la bataille est belle,
celle de l’amour disperce tout ». Faire
chanter au public le premier couplet du titre
« Maman a tort » participe du
même élan : « deux,
c’est beau l’amour »
« huit,
j’m’amuse ».
Au sein de la dystopie au contraire, l'amour
est enserré dans un halo de lumière
blanche clinique, aseptisée, sur « Elle a
dit », une lumière qui ralentit le
mouvement, comme s’il n’y avait pas
d’ailleurs : « La peur de ne pas
savoir où aller qui nous attache à cette
terre ». On peut y voir un écho des
paroles de la chanson : « soins
intensifs », « pour le plus petit
mot qui a guéri » ou
« dans son cerveau, deux
hémisphères » comme pour
rappeler l'organisation encéphalique de l'homosexuel est la
même que tout un chacun à rebours d'une
époque passée où l'on
considèrait l'homosexualité comme une maladie
mentale se manifestant par des difformités
encéphaliques ou cardiaques. A l’inverse ici,
même la femme lesbienne a « le
cœur à l’endroit ».
On peut rapprocher ce moment de celui, également aussi, dans
Timeless, où les danseurs se libèrent de
leurs camisoles de force sur
« Désenchantée ».
On peut observer aussi des jeux sur le croisement de
lumières de couleur violette, les cônes, les
ovales jusqu’à former à la fin un
visage difforme à la
« Psychatric » de la
même Farmer (cf. la référence de cette
chanson au film Elephant man de David Lynch). En dessous, les
mouvements en spirale des lignes de lumière blanche se font
plus rapides, comme si les faisceaux lumineux se mettaient à
danser.
Dans la même mouvance, mais plus clairement,
« Désenchantée »
permet de se focaliser sur les marginaux, les
révoltés, les prisonniers politiques, les
dissidents de cette dystopie : « tous mes
idéaux, des mots
abîmés ». Ceux-ci sont
figurés par les danseurs. Avec la sorcière
Mylène, ils sont enfermés hors du regard des
« normaux », sur une
planète hostile, rouge, peuplés d'insectes
menaçants, veuves noires, gardiens lugubres des prisonniers
exilés : « je
n’ai » in « je
n’ai / trouvé de repos que dans
l’indifférence » est
isolé lorsqu’il est chanté de son
participe et complément ; on peut y voir une
homophonie avec « Genet », Jean
Genet, dramaturge prisonnier. Ces gardiens monstrueux (sont-ils les
doubles maléfiques de la sorcière
Mylène ?) opèrent par leur gigantisme
rapporté à la petitesse de l’homme, un
renversement proprement dystopique :
« quand la raison
s’effondre », « plus
rien n’a de sens »
« chaos ». Les prisonniers sont
vêtus d'une camisole blanche qui les
déshumanise en particulier au niveau des bras,
croisés, et des mains, gommant les
aspérités de ces potentiels outils de
révolte, les ramenant ainsi à des individus
uniformes : « du presque rien à
qui tendre la main ». D’abord
recroquevillés, leurs mouvements sont ensuite
léthargiques, comme calibrés, endormis, sans
avenir : « nager dans les eaux troubles des
lendemains ». La première image du
tableau qui montre une pluie vue d'en-dessous donne
d’emblée la sensation de l'enfermement ; cette
pluie, qui tient à la fois de l'eau, de l'étoile
et de l'insecte envahisseur, et ressort sous un ciel rouge
Mars, pollué, irrespirable (« flotter
dans l’air trop lourd »), semble
ensuite s'engouffrer dans un trou noir (« si je dois
tomber de haut, que ma chute soit lente »), par
où on accède à la prison-toile
d'araignée. Un point de rupture se constitue quand
les danseurs parviennent à se libérer
grâce à l’arrivée de la
sorcière Mylène :
« je cherche une âme qui pourra
m’aider »
« à quel sein se vouer, qui peut
prétendre nous bercer dans son ventre ».
Ils entament alors une danse endiablée, comme une
libération de pulsions longtemps
réprimées. Le gardien arachnéide en
backdrop semble entamer alors une course
effrénée pour les rattraper.
L'araignée semble particulièrement
menaçante à la fin du pont musical de la chanson
où elle semble au-dessus des danseurs, prête
à fondre sur eux. A la fin, la prison de toiles est
percée prête à laisser libres les
prisonniers et s’effondre petit à petit, de
même que son gardien-araignée. La
parenté de ce tableau avec le clip vidéo
d’origine de la chanson, mettant une scène une
révolte dans un camp de concentration, est clair.
Cette sorcière de
« Désenchantée »,
nous la retrouvons sur « Diabolique mon
ange ». Si la croix sur la nuque de Moby
(« Slipping away ») semble
renvoyer l'idée de religion, de spiritualité,
elle aussi, à un lointain passé, de
même que sur la partie piano-voix du concert, la croix
très discrète sur l'échancrure de la
robe pailletée d'étoiles de MF, elle signe
surtout définitivement le rejet de la religion dans cet
univers, en dehors de ceux qui tiennent encore quelque chose du
passé : Moby, MF. Or, dans ce monde, la
sorcière, érigée comme telle car elle
confesse dans les paroles de « Diabolique mon
ange » être amoureuse sans retour de son
ange gardien, mais d’un ange diabolique, donc du diable
lui-même (peut-être lui a-t-elle-même
demandé la jeunesse éternelle :
« temps j’ai maudit ton
corps »), cette sorcière donc reste
peut-être la seule porteuse d'une
spiritualité sincère et réelle. Le
prouvent les faisceaux de lumière
blanche formant une croix qui prend ses
racines autour de la
Mylène-sorcière au début du tableau et
surtout sa voix particulièrement
éthérée sur ce titre. Elle aussi
cependant est traquée par des vaisseaux rouges diable qui
dominent la scène - dans cette dystopie, le
diable, loin d'être confiné sous
terre, domine le ciel - et se rapprochent dangereusement
d'elle, infernalisant toute la scène. On peut estimer que la
religion est pervertie puisque la dite croix blanche qui la symbolise
est en fait générée par l'un de ces
vaisseaux diable : pour attirer la sorcière en la
trompant ? Le croix disparaît alors, se muant
en phares de traque à mesure que le
dit-vaisseau se rapproche de Mylène pour
l'emporter. Ce même vaisseau, en se
mettant en position verticale, évoque une porte
rouge (elles seront au nombre de 4 ensuite) - vers
l'enfer sans doute : les projecteurs
présents sur ce
« vaisseau » diffusent des
lumières qui s’apparentent à des yeux
rouges diaboliques, et de petits tentacules. Après
la pause musicale du titre, la sorcière Mylène
est totalement nimbée de lumière rouge, comme
aspirée par l'enfer - et elle continue pourtant à
chanter avec force, peut-être avec plus de force encore, sans
s’effondrer, pour montrer la résistance
de sa foi. On peut dresser un parallèle avec le titre
d’avant « Bleu noir »
qui, clip à l’appui, évoque
l’idée selon laquelle on verrait sa vie
défiler au moment de mourir : à la fin
du clip, l’héroïne rejoint trois
lumières représentant 3 êtres chers
perdus qui l’attendent dans l’autre monde. Les
flammes vertes qui jaillissent du sol puis du ciel sur le tableau
« Diabolique mon ange » de
Timeless soit renforcent cette dimension infernale, soit
évoquent au contraire la renaissance et
l'éternité lorsqu'elles
sont associées à l'ange, comme dans la
poésie et la peinture symbolistes : le
thème de la tournée Timeless est
l'éternité. Renaissance il y aura donc - la
croix de lumière blanche revient
à la fin du tableau - sous une autre forme, en costume rouge
lors du tableau suivant « Sans
contrefaçon » :
Mylène revient-t-elle de l'enfer ? A-t-elle dès
lors vaincu le diable en elle ? D'ailleurs, les cinq soleils
de « Bleu noir » reviennent
à ce moment précis, non plus blancs, mais jaunes
or, plus puissants, regaillardis par cette renaissance dans un tableau
faisant référence au pays du Soleil levant, donc
naissant ou renaissant et qui accueille, après
« Sans contrefaçon »,
le tout premier titre de la carrière de Mylène,
celle qui la fait naître en tant que chanteuse :
« Maman a tort ».
« Sans
contrefaçon » ? Des dystopies
toujours… « Dans ce monde qui
n’a ni queue ni tête »,
apparaissent des simili samouraï, guerriers rouges de la
planète Mars, au double sens du dieu grec de la guerre et du
sang versé au combat et de la planète rouge :
« prenez garde à mes soldats de plomb,
c’est eux qui vont tueront ». En outre, la
porte des étoiles du décor figure alors un soleil
rouge. Chorégraphie superbe, chapeau bas pour le
maniement acrobatique des bâtons et la transformation de la
porte des étoiles et des vaisseaux en soleils -
cohérent avec la thématique
japonisante « pays du soleil
levant »,
« empire ». Le maniement des
bâtons (-phallus ? - voir le thème de la
chanson : « un mouchoir au creux du
pantalon, je suis chevalier d’Eon »)
évoque aussi la forme arrondie du soleil
; à la fin du titre, les danseurs-guerriers
disposent les bâtons autour de Mylène à
la manière d'un soleil. Cela explique aussi le costume rouge
de Mylène, très capitaine de vaisseau manga
Albator/capitaine Flam, auquel ses soldats rendent hommage en unissant
leurs bâtons pour lui constituer un trône : une
marque de leur communion et de leur respect, valeurs traditionnelles du
samouraï. On peut rapprocher cela du titre
« Tomber 7 fois »
répété pour le concert et finalement
écarté de la setlist qui reprend un haiku
japonais célèbre : « Et si tu
tombes 7 fois, toujours se relever 8 ». Cet
haïku fait référence aux
samouraïs itinérants qui devaient surmonter 7
épreuves avant d'être
considéré comme des samouraïs
à part entière. Sur le tableau de
« Sans contrefaçon »,
on compte également 7 personnes dansant sur
l’avant-scène (Mylène + 6 danseurs).
Cette chorégraphie japonisante était-elle donc
à l’origine prévue pour ce titre ?
Soudain, « Je t’aime
mélancolie » nous donne son
ivresse comme personne… Le tableau permet
d’approcher un élément dystopique
essentiel : la nature a disparu remplacée par la
« mauvaise herbe » des paroles et
des ersatzs d'industrie, dans un univers rougeâtre et
désertique qui rappelle toujours Mars. Le backdrop se
concentre d’abord sur une ville qui
évoque les métropolis modernes -
référence peut-être au film
de Fritz Lang dont on connaît aussi l'adaptation en
manga pour faire le lien avec le tableau
précédent. Mais cette ville est comme rendue
informe par un brasier. Elle est peuplée de
créatures composites mi-homme mi-machine : images
de silhouettes ou de visages humains au cerveau
mécanisé, remplacé par des
mécanismes d'horlogerie avec l'allusion au temps qui
sous-tend aussi la tournée Timeless et que l’on
retrouve sur la vision d’une horlogerie monstrueusement noire
dont les tentacules semblent s’insinuer partout comme un
« dieu sinistre, effrayant, impassible ».
Ces personnages paraissent surtout uniformisés,
sans identité propre, comme si l'homme était
ramené à sa seule fonction productrice, sans
possibilité de réfléchir, de
s'élever par l'esprit ou d’aimer : on
aperçoit au détour d’un plan
l’image d’un cœur entouré de
bouches mécaniques rappelant l’ouvrier
à son travail ou évoquant peut-être
encore le thème de la surveillance
généralisée. Ces personnages sont
d'ailleurs assaillis par des seringues qui paraissent
absorber toute veilleité de rébellion, puis par
des ciseaux, puis par des capsules qui insufflent peut-être
en échange un
prêt-à-penser : ces images rappellent les
célèbres scènes en ce sens dans Orange
mécanique du même Kubrick. Malgré
quelques plans où les silhouettes semblent se tenir la main
- marque d'une certaine solidarité - ou
échanger quelque liquide bizarre
(« l’élixir de [leurs]
délires »), on remarque surtout une
allusion aux supplices antiques de figures mythologiques
condamnées pour leurs méfaits à
être précipitées dans le Tartare
(région des Enfers grecs) et à y revivre sans
cesse le même châtiment : en particulier
aux figures d'Ixion et de Sisyphe. Ici, des silhouettes
d'hommes semblent condamnées à courir
éternellement sans s'arrêter au sommet de
roues géantes roulant elle-mêmes sur les
flancs d'un mont pyramidal d'où sortent des
coulées de lave (pour ramener le tableau à
l'image de la planète Mars). Le rapprochement est possible
avec Ixion condamné à demeurer attaché
à une roue géante qui roule sans cesse et Sisyphe
qui doit pousser un rocher énorme jusqu'au sommet d'une
colline ; le rocher si tôt arrivé au
sommet retombe systématiquement de lui-même au
pied de la colline, condamnant Sisyphe à le remonter sans
cesse. Là encore, le lien entre des thèmes
antiques et modernes est dressé à l'image du
travail de A. Camus qui à travers l'exemple de Sisyphe,
entre autres, qu'il considère comme une image de la
condition de l'homme moderne, entend dresser les permanences entre
l'imaginaire antique et la réalité
contemporaine : « je savoure la nuit
l’idée
d’éternité ».
Dans le même ordre d'idées, toujours sur
« Je t’aime
mélancolie », l'industrialisation
effrénée n'aboutit à rien puisqu'elle
sert à construire des engins de mort : machine
ambulante qui évoque un lieu de pendaison par couperet avec
suspendus serpes et marteaux - symboles du communisme
soviétique. Elle permet de mettre au point des engins de
répression (gants de boxe sur ressort avec aussi
une allusion au clip de la chanson de ce tableau) ou
encore des machines occupées à un
travail vain et inutile : machines à roues
dotées de ciseaux géants mobiles servant
à la culture d'une terre aride, bateau au sein d'une mer
rougeâtre vide ou peuplée de squelettes de
poisson, allusion au travail à la chaîne
tayloriste (et à sa symbolique chaplinesque) avec ces
bouteilles fabriquées en série qui explosent
avant même d'être terminées. Plus loin,
les visages humains eux-mêmes toujours
indéfinissables semblent être produits en
série. A noter que les premières dystopies sont
nées avec l'industrialisation - destructrice parce
qu’irrespectueuse - du XIXème
siècle, révolutions industrielles dont
l'une a été marquée par une
découverte essentielle :
l'électricité, ici
représentée par une ampoule qui s'allume et
s'éteint au milieu d'un visage vaguement
défini. On peut y voir une
référence à La machine à
explorer le temps de H. G. Wells par exemple (encore la
thématique du temps!), où une partie de
l'humanité fragile vit en haut, grâce au travail
acharné et épuisant (« un long
suicide acide ») d'une autre, physiquement
imposante, qui vit en bas. De même,
le backdrop de « Je t'aime
mélancolie » met en valeur, sur la fin,
la partition de cet univers en deux mondes : en haut la cité
moderne (mais décadente) à la Fritz Lang, en bas
une zone aride laborieusement exploitée par
d'étranges machines et qui permet au monde d'en haut
d'exister. La thématique socialiste marxiste d'exploitation
de l'homme (ouvrier) par l'homme que cela suppose pour Wells,
très engagé à gauche, explique
peut-être, toujours sur le même tableau de
« Je t'aime
mélancolie », la
présence, au détour d’un plan, au loin,
d’usines trop fumantes et surtout de danseurs
musculeux torse
nu, « humide[s] », peu
souriants et qui, sur l'outro musical qui leur est consacré,
semblent parfois mimer le mouvement d'une manivelle ou d'une
roue. On peut se référer aux
représentations de l'ouvrier qui travaille dans la peinture
du 19ème siècle -
préraphaélite par exemple.
Dans ce monde d’hommes, la femme, la seule qui subsiste, est
traquée par la machine qu'elle soit
sorcière donc reliée à
l’infra-monde (vaisseau « Diabolique mon
ange »), ou femme des classes
supérieures, en costume, « croissant[s]
de lune », « filles de
l’Histoire, rares », en particulier quand
elle crie son besoin d'amour. Sur le tableau
« XXL », la porte des
étoiles mûe en OVNI très Rencontre du
troisième type se rapproche ainsi dangereusement de
Mylèno-Truffaut, avec le risque pour la
machine envisagée comme l'ennemi de l'homme que
cette femme perpétue la race humaine via l'enfantement,
« en bulle ». Si
l’homme peut-être gladiateur-lutteur-esclave
(« Oui mais non »), soldat
(« Sans contrefaçon »)
ou ouvrier (« Je t'aime
mélancolie »), il peut aussi appartenir
aux classes sociales supérieures comme le signalent les
costumes smoking des danseurs sur « A
l'ombre ». Mais dans ce cas-là,
à l’image de la performance à la
Francis Bacon d'Olivier de Sagazan sur le backdrop, l’homme a
le visage et le corps décharné, rongé
par son oisiveté (d'où les ralentis sur le
backdrop?), par la culpabilité et l'exploitation de son
semblable. On sait que le rapport de classe est cher à
Boutonnat comme le montrent le clip Tristana et le film
Jacquou le croquant… L’homme
d’« A l’ombre » a pu
être rendu tel par une quête perpétuelle
de jeunesse qui a échoué et qui au contraire
accélère la dégradation,
l’ « automne »
des corps : « las de cette vie trop
brève, on devient l’ombre de
soi-même » « le diable
harcèle mes lendemains », et toujours le
thème de la tournée
« Timeless ». Voir aussi
à ce sujet, évidemment, le clip du titre
réalisé par Laurent Boutonnat ou les paroles
d’ « XXL »
(même costume) : « des monts de
Saturne » (la planète) avec
l’homophonie « démons de
Saturne » (le dieu du Temps, qui dévore
ses enfants). Au début du tableau « A
l'ombre », les soleils blancs de
« Bleu noir » semblent
tombés à terre, mourants et remplacés
par des soleils rouges comme le sang, symbole de décadence,
de dégénération, sang qui finit par
engloutir Olivier de Sagazan jusqu'à recouvrir tout
l'écran de fond de scène à la fin du
titre. La pseudo-élite semble mourir dans son propre sang
à l’image du roi Charles IX dans le film La reine
Margot de P. Chéreau. Mais à la fin, les soleils
blancs réapparaissent (espoir), de même que des
bulles de savon-fumée (jeu-joie fragile) qui envahissent la
salle. Bulle de chagrin ? Non, bulle de joie ! Quel
meilleur moment pour dire
« bonsoir » à la
salle ! Le spectacle est fini ? Que nenni…
Le noir se fait. Et déjà la salle tremble des
bruits de pieds qui frappent le sol dans les gradins…
Et là voilà qui revient pour le rappel, pour un
dernier sourire, pour les deux dernières chansons
du spectacle.
« Inséparables », la
première, est une chanson très belle par
sa simplicité sur une rupture amoureuse, qui là
prend une tout autre dimension : rupture avec la dystopie,
création d'un nouvel univers. La ronde est-elle si
triste ? Pas si sûr… Le backdrop nous
montre une sorte de retour au chaos primitif - au sens grec - des temps
pré-mythologiques, annonciateur de renouveau, où
tout est en désordre (« nos anges sont
à genoux »), tout est
mélangé, mais où tout
naît, renaît, finit par se
différencier peu à peu. Le backdrop
d’un bleu et blanc lumineux, semble jouer sur la fusion des
éléments naturels, neige, océan, ciel,
meute de chiens, qui paraissent jaillir sous l'action de vieilles
divinités marines
(« l’onde » :
Nérée ?) ou célestes
(« l’aile » :
Ouranos ?) dont on aperçoit seulement les visages,
au regard bleu perçant, parmi les
phénomènes atmosphériques :
« je voudrais que l’on donne au bruit le
souffle de nos vies/la douceur de
l’été ». A moins que
la meute de chiens jaillissant des blocs de glace ne soit celle qui
conduit le char d'un dieu céleste. Ces images de dieux
païens associées à celles s'apparentant
à des tests de Rorschah mais qui sont
plutôt proches de croix chrétiennes
(voire de plans de nef), peuvent symboliser la fusion des
religions monothéistes et polythéistes au sein de
la nature, en particulier sur le finale musical de la chanson
où elles apparaissent superposées.
Après le show
« païen » en 1999-2000
et le show
« chrétien » en 2006,
les deux univers ne forment ici plus qu’un. A la fin, les
divinités païennes ont disparu ;
l’écran est occupé par trois de ces
croix mouvantes : pour rassembler les trois religions du
Livre ? C'est dans ce cadre que s'amorce le départ
de la femme arrivée en ce monde sur son vaisseau au
début du spectacle : « je sais
là que c’est le signe, tout
s’arrête ici ».
Elle s'avance en robe princesque nimbée de
lumière bleue, la même lumière bleue
que celle de son unique œil visible sur l’affiche
de la tournée ou sur les colonnes latérales au
moment de l’introduction du spectacle, la lumière
bleue du renouveau qui s’annonce pour ce monde stellaire et
qui vient d’elle. Sa mission accomplie, elle
salue les survivants de l'ancien monde dystopique
: les robots… qui l'entourent pour lui rendre
hommage et même se prosterner devant celle qui a su
les apprivoiser comme elle s’est agenouillée face
à son public. La lumière bleue jaillissant de
leurs yeux et de leur « corps »
ne fait plus d'eux des traqueurs, générant une
lumière artificielle, mais des moyens de propager
la lumière de la nature retrouvée, dont, bien que
robots, ils font désormais partie. D'ailleurs la
musique, qui suit leur mouvement, absolument magnifique à
mon avis, n'a plus rien de robotique, et donne elle-même
l'impression de l'éther (claviers), voire du tonnerre
(batterie) : « rêvais
d’un songe éternel accroché au
mien… ».
Vient « Rêver », le
moment du départ, où il faut
« change[r] de ciel », l'ultime
chanson du concert, l'hymne à la tolérance, mais
qui signale tout de même la fragilité du nouveau
monde créé et la nécessité
d’un agir ensemble pour le préserver :
« les anges (…) nous laissent comme un
monde avorté, suspendu pour
l’éternité, le monde comme une pendule
qui s’est arrêtée » -
la symbolique du temps-éternité/Timeless est bien
toujours présente - « dansent les
flammes, les bras se lèvent ». Le
faisceau de lumière blanche vertical qui partageait
l’écran dans
« Inséparables »
demeure et est rejoint par deux faisceaux en biais, blancs
également, pour former un triangle de
lumière. La configuration lumineuse
était déjà présente
à l'arrivée de Gary Jules ; elle symbolise le
passage qui se crée vers un autre univers : pour accueillir
Gary au début de « Mad
world », pour laisser partir Mylène ici.
Les robots se retirent. Soudain, des lignes de lumière
blanche semblent former comme une étoile en 3 dimensions
autour d'elle (un vaisseau?) ou le faisceau des âmes
reliées entre elles dans ce nouveau monde et qui
réapparaît à la toute fin du
spectacle : « d’avoir mis son
âme dans tes mains ». A la fin de la
chanson, le départ d'une fusée est
suggéré par la montée vers le ciel de
la porte des étoiles générant un
énorme halo de fumée qui recouvre toute la
scène au milieu d'une lumière bleue et au sein
duquel l'héroïne se volatilise.?
L’allusion à la fusée de
« Rêver » lors de la
tournée en 1996 est claire. Elle laisse le vent emporter
tout…
Pour terminer, sur l’ensemble du spectacle, il faut souligner
que, pas de doute, c’est un spectacle très
réussi. Chaque membre de l'équipe sur
scène a son moment
privilégié, où l'attention est
concentrée sur lui, marque de partage et de respect infini
pour tous les acteurs du show : Gary Jules chante presque seul sa
chanson « Mad world », le public
chante presque seul le 1er couplet de « Maman a
tort » ; il y a l’outro musical
de « Et pourtant » qui met en
valeur le pianiste Y. Cassar, l’outro de
« Je t'aime
mélancolie » pour les danseurs,
l’outro de « Diabolique, mon
ange » pour tous les musiciens et les choristes, la
mise en avant des guitaristes sur « Monkey
me » et
« XXL » (et de
l’un d’entre eux sur l’écran
au milieu des « soleils » de
« Bleu noir ») et bien
sûr l'interlude robots. Chaque spectateur aura
remarqué que les réorchestrations sont
excellentes : « XXL » doux puis
rock, « Sans
contrefaçon » japonisant,
« Je taime
mélancolie » évoquant des
bruits vaguement industrialisants... Mais surtout il y a cette
magnifique transition musicale sans temps mort entre
« C'est une belle
journée »
et « Monkey me », un
vrai fondu enchaîné musical,
hommage peut-être à 2001, odyssée de
l'espace de S. Kubrick connu pour son fondu
enchaîné au montage. Kubrick se sert de
cette technique pour montrer le passage, grâce au monolithe,
d'un monde peuplé d'une humanité
primitive et de singes à l'univers
spatio-futuriste. Dans Timeless, à rebours, semble
s'opérer un retour dans le temps qui passe à
l'inverse du vaisseau et des robots
futuristes (« A force
de », « C'est une belle
journée ») au singe
(« Monkey Me ») par la
même technique du fondu, mais cette fois musical. Un concert
sur l’éternité qui brasse
l’ensemble du répertoire de la chanteuse depuis
son premier titre jusqu’à son dernier
album… Et la joie présente du début
à la fin du concert, en particulier autour de son
héroïne toujours souriante, comme un contrepoint
à la dystopie et le signe d’un espoir toujours
vivant. Qui a dit qu’elle, Laurent B. et toute leur
équipe n’étaient pas capables de se
renouveler tout en gardant leur identité ?
Où s’arrêtera le pinceau
d’écume ? Jamais, puisqu’elle
est éternelle…