Co-concepteur du Tour 89,
co-scénariste de clips et du film Giorgino
Février/Mars/Avril 2006
Fanzine IAO - N°7
IAO : Sur le Tour 89, vous êtes
crédité comme "Co-concepteur du spectacle", avec
Mylène et
Laurent.
Qu'avez-vous fait exactement ?
Gilles Laurent : Il existait un vrai univers porté par
Mylène
Farmer - j'ignore si c'est encore le cas,
aujourd'hui.
Mon travail était d'y apporter de la
matière grise.
Il y avait chez Mylène et Laurent une forte
volonté de
mettre du sens dans ce spectacle. De la même façon
que
Laurent a toujours eu ce souci de ne pas juste faire de
l'illustration avec ses clips, mais de raconter une histoire.
Pourquoi avaient-ils besoin de vous pour cela ?
Il s'agissait d'une certaine continuité,
je crois.
J'avais travaillé avec Laurent sur le
scénario des
clips Pourvu
qu'elles soient douces
et Sans
logique. Très naturellement, lorsque le
projet du
spectacle du Palais des Sports est arrivé, Laurent
m'a
demandé de le concevoir avec lui et Mylène. Il
s'agissait de savoir ce qu'on pouvait imaginer pour
amener
le personnage de Mylène sur scène.
Vous avez accepté tout de suite ?
Non car autant j'étais proche de Laurent et de
Mylène, autant je trouvais Bertrand Le Page, le manager de
Mylène, assez effrayant. D'habitude, je me
cantonnais dans
la partie 'images' de Mylène (clips,
cinéma), mais là, on me demandait de mettre les
pieds dans
le domaine de Bertrand. Il ne faut pas oublier son importance dans la
carrière de Mylène. C'est notamment
lui, le
rouquin, qui a eu l'idée de singulariser
Mylène par
ses cheveux... "rouges" disait-il. Une part de lui existait
indéniablement à travers elle. Donc je voulais
bien
accepter ce travail, mais il me fallait l'acceptation de
Bertrand.
Pourquoi ?
Parce que c'était un homme au caractère
extrêmement tranché; ce
n'était pas un
personnage facile. Je le trouvais très dur. Je ne me serais
jamais attelé à ce travail si cela avait
impliqué
de me mettre un tel personnage à dos. Je l'ai donc
dit
à Laurent, qui m'a arrangé un
rendez-vous avec
Bertrand.
Comment avez-vous obtenu son feu vert ?
Nous avons dîné en tête à
tête. Cela a
été un moment passionnant pour moi.
J'étais
vraiment sur mes gardes, face à un ennemi potentiel. Et cela
n'a pas du tout été ce que
j'imaginais.
J'ai rencontré un visionnaire, avec un sens de la
psychologie que j'ai rarement vu; ce qu'il
m'a dit
sur chacun de nous ce soir-là était
sidérant. Je
n'ai cessé de repenser à ce
dîner depuis
toutes ces années. Cet homme détenait une
vérité, une clairvoyance, une lucidité
presque
terrifiantes. C'est d'ailleurs essentiellement pour
le
citer que j'ai accepté cet entretien.
Pourquoi cela ?
Parce que, plus le temps a passé, plus ce bonhomme
m'a
épaté par les révélations
qu'il
m'a faites à cette soirée. Si on
m'avait
dit à l'époque, que je parlerais un jour de
Bertrand Le
Page avec affection et regrets, je ne l'aurais pas cru.
C'est une grande leçon de la vie. Cet homme avait
raison sur
tellement de choses.
Comme quoi par exemple ?
Je me souviens qu'il m'a passé un coup
de fil
dithyrambique, une nuit, à 2h du matin, pour me
dire
combien il adorait le script de Giorgino
qu'il
venait de lire. Et il a ajouté : "C'est
une
très belle histoire, mais tu verras que le film sera
raté"... C'est un exemple parmi
d'autres. Le reste,
je dois le garder pour moi car il parle de choses plus personnelles,
concernant les rapport de notre trio à
l'époque,
avec Laurent et Mylène.
Une fois que vous avez eu son aval, vous vous êtes donc mis
au
travail avec Mylène et Laurent pour le Tour 89. Comment
cela
s'est-il organisé ?
J'ai fait des propositions, nous nous sommes
réunis, et
nous avons débattu ensemble de toutes les questions :
Quelles
chansons ? Quel ordre ? Quel décor ? Quelles affiches pour
être symboliquement en accord avec 'le monde de
Mylène' ?
Quels ont été les éléments
principaux qui
se sont dégagés de vos réunions de
travail ?
L'idée de base était
l'inexorable
écoulement du temps. On a donc choisi un ordonnancement
reprenant la ronde des saisons, organisé autour de L'Horloge de
Baudelaire. L'affiche
illustre un
monde fermé, rendu mystérieux par la brume,
auquel le
commun des mortels n'a pas forcément
accès, et dont
Mylène est le gardien. Elle invite le public à y
entrer,
à la manière d'un Hitchcock nous disant : "C'est
ici que tout a commencé, entrez, je vais
vous
expliquer comment c'est arrivé...".
C'était donc en référence
à Hitchcock ?
Entre autres. On avait, avec Laurent, une fascination commune pour une
certaine littérature, qu'on pourrait illustrer par Le tour d'écrou.
Un roman angoissant
et tragique,
à la fin obscure, que beaucoup de cinéastes ont
vainement
essayé de restituer. Il s'agit de
l'histoire
d'une hantise qui touche un enfant. Le visuel du spectacle de
Mylène a très naturellement
été
imprégné par cette littérature du
XIXème,
morbide, effrayante et romantique. Mais je ne sais pas trop ce qui en
est resté dans le spectacle, au final.
Comment cela ?
Je n'ai jamais vu ce spectacle, ni en vrai, ni en
vidéo.
Pour quelle raison ?
(silence). Disons que, à la suite de situations
rocambolesques,
je n'ai pas assisté au spectacle. Je
n'en dirai pas
plus car ça n'a pas grand
intérêt.
Parlez-nous du décor. Pourquoi un cimetière ?
Ce n'était pas vraiment un cimetière.
On est partis
de photos de Stonehenge que j'avais trouvées - des
pierres en ruine, mystérieusement agencées,
véritable observatoire des planètes, qui raconte
les
hommes face au temps. On y trouvait une liaison symbolique
évidente avec l'idée
maîtresse des saisons et
du temps qui passe. Que cela ait revêtu des habits de
cimetière au final, c'est une dérive,
sans doute,
mais qui raconte aussi 'le temps assassin' dont
parle L'Horloge.
La mort a toujours
été
une attirance très profonde, tant chez Mylène et
Laurent
que chez moi. A l'époque où Laurent ne
connaissait
pas encore Mylène, j'avais fait un
court-métrage, La
lettre à Dieu, et je lui avais
demandé
de bien vouloir filmer en tant que cadreur (car Laurent cadre fort bien
!). La fin se déroulait dans un cimetière. Cela
fait
partie de ces choses qui nous ont réunies. Il y avait un
aspect
de
la foi chez Laurent qui m'intéressait beaucoup. On
en a
beaucoup parlé. Il avait un rapport à la mort
aussi qui
me touchait; quant nous nous sommes connus, il
répétait
tout le temps qu'il mourrait à 20 ans !
Vous parlez beaucoup de Laurent et assez peu de
Mylène...
Oui car j'étais plus proche de lui au quotidien.
Mylène échangeait beaucoup avec Bertrand. Mais
nous avons
tout de même travaillé à trois.
Mylène est
quelqu'un d'intelligent, de particulier. Elle est
écorchée, elle a une vraie
sensibilité, une
réelle écoute, et un instinct tout à
fait
remarquable.
Vous avez connu Laurent avant de connaître Mylène ?
Oui, au tout début des années 80, à
une
époque où j'étais
comédien et
où il voulait l'être. J'avais
la chance de
beaucoup travailler pour la télévision
à cette
période-là. Un jour, il est venu me voir sur un
tournage
et on est devenu amis.
Il n'était pas question de musique pour lui
à cette époque ?
Non. Au tout début, il m'a montré ses
premiers
films. Des films en super 8 tout à fait exceptionnels (des
cauchemars d'enfants poursuivis par des ogres !). Il
m'a
également fait voir La ballade de la
féconductrice, une tentative de
long métrage qui
renfermait pas mal de choses intéressantes, mais pas
vraiment
d'histoire. Puis un jour, avec son ami Dahan, il
m'a
présenté la maquette d'une chanson
qu'il
voulait faire interpréter par une chanteuse.
C'était Maman
a tort. Il m'a
ensuite présenté Mylène.
Qu'en avez-vous pensé ?
Je l'ai trouvée très pudique,
discrète,
renfermée. On sentait une sensibilité
à fleur de
peau. Un personnage très intéressant. Un
écureuil
écorché.
Ce n'est donc pas un personnage qui s'est construit
avec le succès ?
Non, je ne crois pas. Je ne pense pas qu'on change de toute
façon. On se révèle, tout au plus, si
la vie le
permet. Comme le dit souvent un de mes amis : "On vieillit
dans
ses propres plis".
A la fin du film En concert, le
décor du
spectacle est brûlé dans un champ. Etes-vous
l'origine de cette idée ?
Non pas du tout. J'avoue d'ailleurs que je ne le
savais
pas puisque je n'ai pas vu le film. C'est quelque
chose qui
ne me parle pas. Les ruines de Stonehenge m'impressionnent
pas
leur éternité figée au-delà
de nos
existences humaines. Les brûler, je ne comprends pas
très
bien...
Une purification peut-être ?
Dans ce cas, j'aurais personnellement choisi d'y
faire
tomber la neige. Mais il s'agit ici de mon fantasme.
J'ignore les motivations de Laurent et Mylène dans
ce
décor brûlé, puisque, comme je vous le
disais tout
à l'heure, je n'ai pas vu le spectacle,
et
j'ai même perdu de vue Mylène et Laurent
pendant
près de deux ans après son élaboration.
Donc, contrairement à ce qu'on a pu dire, la voix
qui
chuchote sur la version live de Libertine
n'est
pas la vôtre ?
Non (sourire).
Puisqu'on évoque des rumeurs, est-ce bien vous qui
faites
la voix-off sur le clip de Pourvu
qu'elles soient
douces et
qui doublez Jeff Dahlgren dans la version
française
de Giorgino ?
Non dans les deux cas. J'ai écrit le texte de la
voix-off
dans le clip, mais je ne l'ai pas enregistré.
Pour ce qui
est de Giorgino,
je n'y ai fait
aucune voix, ni
aucune figuration.
Vous en êtes néanmoins le
co-scénariste, avec Laurent. Comment est né ce
projet ?
C'est parti d'une musique au piano… qui
fait
d'ailleurs partie des thèmes musicaux du film
final.
Laurent avait le fantasme d'une histoire se construisant
autour
de ces notes.
Vous avez commencé l'écriture de ce
film au milieu
des années 80. Pourquoi vous a-t-il fallu tant de temps pour
écrire ce film ?
En fait, il ne nous a pas demandé tant de temps.
C'est un
projet qu'on a abandonné pendant longtemps.
C'est
d'ailleurs très dommage.
C'est ce qui a nui au film selon vous ?
Disons que, au bout d'un moment, Laurent a eu
l'amour de
l'amour du film, et l'amour de l'amour de
ses
personnages. C'est un problème que rencontrent bon
nombre
de metteurs en scène qui traînent trop longtemps
un
projet. Au bout d'un moment, ils partent à la
recherche
des émotions premières. Au final, ils ne sont
plus en
prise avec l'amour direct de leur histoire, mais ils ont
"l'amour de l'amour" de leur histoire. Et
je
paraphrase ici Jean-Luc Godard qui disait des critiques qu'ils
n'avaient plus
l'amour du
cinéma, mais l'amour de l'amour du
cinéma.
Laurent s'est fait piéger, et il n'a
plus tout
à fait raconté l'histoire. Et quand on
ne sait plus
exactement quelle histoire on raconte, on fait de l'image.
Donc cela s'est traduit à
l'écran par un film purement esthétique
?
Disons un film où l'esthétique et le
lyrique
dévorent l'émotion du récit.
A vouloir trop
montrer des portes qui s'ouvrent et se ferment sur des
chambres
d'enfants, on les montre dix fois quand trois auraient suffi.
C'est une chose dont j'ai parlé,
après, avec
Laurent : ce film avait été
chronométré
entre 1h58 et 2h03 après l'écriture.
C'est
devenu un film de 3h20, sans qu'une seule scène ou
parole
ait été ajoutée ! C'est le
principe du
plâtre : avec trop d'eau, ce n'est plus
du
plâtre.
Vous en avez parlé avec Laurent, me dites-vous ?
Oui. Dans la douleur de l'après sortie, il
m'a dit,
et c'est bien naturel, qu'il continuait
d'aimer le
film tel quel. Je lui ai rappelé les
chronométrages
initiaux, lui signalant qu'il avait presque doublé
le
temps initialement prévu. Mais il les avait totalement
effacés de sa mémoire. Pourtant nous avions connu
le
même éclatement de timing sur Pourvu
qu'elles soient douces et, à
l'époque, nous nous étions dit
qu'il ne
faudrait pas que ce problème survienne sur Giorgino, sous
peine de ratage. Laurent a du talent et cette
expérience lui aura été, je pense,
salutaire pour
ses films à venir (et notamment pour le film qu'il vient
de
tourner).
Vous n'avez participé ni au tournage, ni au
montage du
film. Donc vous l'avez découvert une fois fini. Y
avez-vous retrouvé ce que vous aviez écrit avec
Laurent ?
Oui, bien sûr. J'y ai aussi vu la perte de
certaines
choses, comme des traits d'humour présents dans
le projet
original. Par exemple, quand Giorgino rentre des marais
après
avoir regardé l'endroit où les enfants
se sont
noyés, ses chaussures mouillées
étaient
censées faire un "pschout pschout"
ridicule qui
faisait se retourner tous les gens de l'auberge; un brin de
légèreté qui rendait la douleur un peu
plus
supportable, mais qui a disparu.
Pourquoi Laurent a-t-il enlevé ce type de détails
? En avez-vous parlé avec lui ?
Non. Si on ne vous appelle pas au montage, quand le film est fini, il
est fini. On retrouve rarement à
l'écran le film
qu'on a écrit. Hélas ! C'est
une souffrance
que connaissent régulièrement les
scénaristes (et
dont la majorité des critiques n'ont aucune
idée !).
Avez-vous été satisfait du casting ?
J'imaginais le personnage de Giorgio plus solide, plus fort,
un
héros américain. Jeff est trop frêle,
trop
enfantin. L'enfant dans l'histoire,
c'était
censé être Catherine (Mylène).
Avez-vous été sensible aux critiques lors de la
sortie de « Giorgino » ?
Bien sûr ! J'ai essentiellement
été
frappé par les attaques personnelles visant Laurent. Je lui
ai
d'ailleurs envoyé une lettre à
l'époque pour lui dire à quel point je
trouvais
certaines attaques indignes. On a le droit de s'attaquer au
metteur en scène, mais pas à l'homme.
C'était immonde. Et c'était
sans aucun doute
lié au succès et au personnage de
Mylène Farmer.
Vous auriez aimé participer au nouveau
long métrage de Laurent ?
Non, je crois que la mise en commun de nos imaginaires fait partie du
passé ! Laurent m'a rappelé un jour
pour que nous
discutions d'un projet de film. J'étais
heureux de
le revoir, mais les choses en sont restées là.
Donc les ponts ne sont pas coupés ?
Non. Mais je n'ai pas de nouvelles
récentes.