Salut : Pensez-vous que le
désenchantement général de cette
génération soit quelque chose d'ancien, ou que
c'est la fin de siècle qui veut ça ?
Mylène Farmer : Je ne veux pas faire de
généralisation, mais depuis que je suis
née, je vis dans cet état d'esprit. Et les temps
s'avèrent de plus en plus durs, de plus en plus difficiles.
Il n'y a plus de grand enchantement c'est vrai, on ne nous offre plus
grand-chose. C'est de mal en pis. Mais finalement, ce que j'en dis,
c'est plus du domaine du constat que de la rébellion.
Même si j'ai des envies de rébellion (sourire). Ce
n'est pas quelque chose de négatif que ce constat, c'est un
autre regard. C'est se dire "ma foi, tout cela n'est pas terrible, ce
sont les eaux troubles". Mais ces états-là
mènent toujours à de grandes
créations, alors il faut espérer qu'il va se
passer des choses intéressantes.
Salut : Les
thèmes que vous abordez dans ce troisième album
restent les mêmes que dans les deux premiers. L'amour, la
mort, ce qui se passe entre les deux...
Mylène Farmer : Oui, ce sont mes thèmes de
prédilection, c'est la peur du lendemain, une certaine
mélancolie, une tristesse... Peut-être que mon
regard a changé, mes mots aussi, par rapport
à ce que j'ai pu vivre entre-temps. La forme est
un peu différente, mais le fond en aucun cas. Du coup, je me
trouve dans le rôle du critique, et avoir ce genre de recul,
c'est difficile. Mais enfin un artiste se répète
inlassablement, inexorablement. Et c'est normal.
Salut : Avec le
sida, l'amour et la mort n'ont jamais été aussi
proches l'un de l'autre. Comment réagissez-vous par rapport
à cela ?
Mylène Farmer : (Enorme silence) C'est une pirouette bien
macabre de la vie. Je ne dirai que des lieux communs par rapport
à ça. C'est vrai qu'amour et mort n'ont jamais
été dissociés. Mais le vivre dans un
état de maladie c'est intolérable. Cette
maladie-là est horrifiante, parce qu'elle est lourde de
sens. Ça ne vous réconcilie pas avec la vie,
voilà.
Salut :
Qui sont vos amis, Mylène ?
Mylène Farmer : Les amis que j'ai sont tous dans un
métier artistique. Que ce soit costumière,
photographe, peintre ou scénariste. Ils ont tous cette fibre
artistique. Je crois que pour une entente et un dialogue, c'est
indispensable. Ce qui ne veut pas dire que je ne peux pas trouver de
points communs avec quelqu'un d'autre. Mais à un moment
donné de ma relation avec mes amis, on s'est rejoint dans le
travail. C'est important pour moi.
Salut :
Est-ce que vous ne regrettez pas un peu quelquefois votre anonymat ?
Mylène Farmer : Non, jamais. Jamais je ne l'ai
regretté. Jamais. Dans la mesure où je m'expose
très peu, finalement je n'en souffre pas. Je ne souffre pas
en tout cas du fait que l'on puisse me demander quelque chose ou
essayer de me parler. Je suis allée vers ça parce
que c'était ma raison d'être aussi. Donc je ne
crois pas que je pourrais un jour le regretter.
Salut : Et
dans la rue quand vous êtes sollicitée,
ça vous dérange, vous êtes
gênée ?
Mylène Farmer : Le peu de fois où ça
se produit...Vous savez, je crois que l'on fait son malheur
soi-même, ou son bonheur d'ailleurs. Il y a des
personnalités vers qui l'on va plus facilement. Il y en a
d'autres qui se font peu remarquer... Enfin, je vis mal ces
choses-là. Je vis mal la reconnaissance
immédiate. Cela dit, sur scène avec un public,
là c'est fabuleux. Mais je le vis mal parce que je ne sais
pas le vivre bien, en tout cas pour le regard de l'autre. Je
préfère m'effacer. Ce n'est pas quelque chose de
désagréable, jamais. C'est dur pour quelqu'un de
venir dire "voilà, j'aime bien ce que vous faites", ce n'est
pas facile du tout, ça je le sais très bien. Mais
je sais aussi que ces personnes-là ne peuvent sentir
forcément ce que vous voulez leur exprimer, donc je
préfère me protéger de ça.
Et je ne vais pas au devant de ça, jamais.
Salut :
Leur exprimer dans l'instant ?
Mylène Farmer : Oui, dans l'instant. Dans mon travail, je
fais en sorte de donner un maximum de choses.
Salut :
Pensez-vous que quelquefois les gens passent à
côté de certaines choses dans vos disques ?
Mylène Farmer : Ce sont des personnes qui ne sont pas
sensibles à ce que je fais. Ou qui veulent le porter en
dérision et c’est la loi des choses. Maintenant il
y a critique et critique. La critique ne me dérange pas.
Quand elle est niaise, elle me fait sourire.
Salut : Il
y a aussi beaucoup d'humour dans ce que vous faites, et ça
tout le monde ne s'en aperçoit pas toujours. On vous
décrit comme morbide, triste, etc.
Mylène Farmer : Je pense que dans une lecture, il y a
toujours un troisième et un quatrième
degré. Je ne peux pas condamner la personne qui ne veut pas
le lire. En tout cas, il y a un regard sur moi-même qui est
"S'ils savaient...". (sourire)
Salut :
Vous avez chanté Garbo dans votre premier album (Greta). Est-ce que
la façon qu'elle a eu de gérer sa
célébrité, en se coupant du monde,
vous a servi de modèle ?
Mylène Farmer : Non, dans la mesure où
je n'envie pas ce qu'elle a vécu. On a envie de dire de
Garbo, comme les gens qui m'écoutent : "on comprend". Je
comprends beaucoup de ses états et de ses refus. Mais je ne
pense pas qu'elle était réellement en harmonie
avec ce qu'elle a vécu et ce qu’elle souhaitait
réellement. On ressent une fêlure et ça
doit être très dur à vivre aussi.